Les voiles rouges de Negombo (Sri Lanka)

Lorsque l'on observe l'océan de la grande plage de Negombo, on remarque immédiatement de curieuses embarcations à voile rouge rappelant un peu de loin les boutres de Zanzibar. Et lorsque que l'on les examine de plus près, on découvre que ces bateaux ne disposent d'aucun moteur ce qui est unique en Asie.

Située sur l'île de Ceylan à une trentaine de kilomètres nord de Colombo, la capitale du Sri Lanka, Negombo fut occupée dès le VIIe siècle par des maures venus de la péninsule arabique. Dès la fin du XVe siècle, elle devient une place forte portugaise, entre 1640 et 1796, une grande partie de l'île sera ensuite sous domination hollandaise: le grand canal ainsi que le fort qui tient actuellement lieu de prison de la ville témoignent encore de nos jours leur présence dans la ville. Les Britanniques auront finalement le dernier mot en prenant le contrôle total de l'île dès 1796 et ce jusqu'à l'indépendance du pays en 1948.

C'est durant l'occupation portugaise que les karawas, un clan de pêcheurs de Negombo probablement originaires de la côte de Coromandel au Tamil Nadu (Inde), se convertit presque en totalité au catholicisme. La ville de Negombo, a majorité chrétienne, constitue un monde un peu à part dans un pays à majorité Bouddhiste Theravada : on y dénombre en effet pas moins d'une cinquantaine d'églises ! Au fil des ans, la ville surnommée la Petite Rome de Ceylan est devenue un important centre de pêche dans lequel se côtoient chalutiers motorisés de tous gabarits et embarcations traditionnelles, dans lequel on peut encore admirer les oruvas. Les oruvas sont des catamarans ne disposant que de voiles pour se mouvoir sur l'Océan Indien. Catamaran, un mot venant du tamoul Kattumaram qui signifie bois liés, désigne ces embarcations originales que l'on retrouve partout dans le pays. Elles sont constituées d'une coque principale étroite reliée de manière assez rudimentaire au moyen de deux petits troncs d'arbres à un tronc plus gros et plus lourd qui fait office de balancier et garantit ainsi la stabilité du bateau. La résine époxy a depuis quelques décennies remplacé le bois pour la coque. Les fixations sont toutes réalisées au moyen de brelages de cordes. La voile principale de forme rectangulaire est presque toujours de couleur rouge ou ocre. Cette couleur très caractéristique provient d'une teinture végétale obtenue avec le mangoustan, un fruit exotique que l'on trouve en abondance dans le pays. Cette teinture aurait également, dit-on, la propriété d'imperméabiliser les voiles et d'empêcher le vent de passer au travers de la toile.

Si la plupart des embarcations traditionnelles du Sri Lanka ont été au fil du temps dotées de moteurs, auxiliaires, ce n'est absolument pas le cas des oruvas de Negombo qui perpétuent une méthode de pêche ancestrale! En effet, ces pêcheurs continuent encore en 2023 à rejoindre le large avec leurs catamarans dotés de leurs deux voiles, une grand-voile rectangulaire et une petite voile triangulaire à l'arrière qui s'apparente à une voile d'artimon. Le mat est fait d'une tige de bambou géant, il est totalement amovible. Un coin de la voile rectangulaire est relié à la proue de la coque, une seconde tige de bambou fixée au second coin haut de la voile permet de la maintenir tendue, le dernier coin est fixé à un cordage qui permet de manœuvrer en fonction du vent. Le mat est abattu une fois les voiles affalées dès que le voilier entre dans l'estuaire et c'est alors à l'aide de rames... ou du mat qui sert alors de perche qu'il est conduit à son point d'amarrage. Enfin, ces embarcations sont dépourvues de gouvernail d'étambot ! Trois gouvernails sommaires sont fixés au moyen de petites cordes sur le côté opposé au balancier et permettent au bateau de virer de bord en les relevant de l'eau en fonction de la direction désirée par le pêcheur chargé de le manœuvrer. Trois hommes se trouvent généralement à bord, parfois quatre, l'un d'eux est exclusivement chargé de manœuvrer le bateau.

Quelle est l'origine exacte de ces voiliers si étonnants ? Plusieurs hypothèses sont possibles: il s'agit probablement d'une synthèse du catamaran traditionnel avec le zarouk, un autre voilier traditionnel de la mer Rouge apporté par les navigateurs arabes. Les pêcheurs locaux auraient par la suite adopté ensuite la voile rectangulaire des navigateurs portugais. Et cette tradition de la voile est probablement héritée de ces derniers, connus pour être des navigateurs hors pair, beaucoup d'habitants de Negombo portent d'ailleurs encore le nom de leur ancêtre (Fernando, Fonseka, Perrera, Silva...).

Pendant des générations, la baie de Negombo a fourni aux pêcheurs un approvisionnement abondant en crevettes, crabes, langoustes, seiches autres espèces de poissons locales. Chaque matin, une flottille d'une petite soixantaine d'oruvas rejoint en ordre dispersé le large au petit matin pour revenir au port en fin de matinée les filets plus ou moins remplis, une conséquence directe de la surpêche pratiquée par les gros chalutiers. Les techniques de pêche employées par ces marins sont à la fois artisanales et des plus rudimentaires: en l'absence de moteur, c'est à la voile et à la pagaie que sont tirés les petits chaluts autrefois en fibre de noix de coco et désormais en nylon. Leur retour dans la lagune offre indéniablement un beau spectacle mais ne doit pas faire oublier l'extrême dureté de ce métier. Et il convient de garder à l'esprit que ce métier peu rémunérateur est exercé par une frange de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté qui perpétue ce mode de pêche en continuant à utiliser des bateaux à voile non par choix délibéré mais faute de moyens pour s'offrir un moteur et payer le carburant! De nombreuses régions du Sri Lanka ont déjà cédé aux sirènes de la modernité en équipant désormais les catamarans traditionnels de moteurs, les oruvas de Negombo représentent le dernier témoignage d'une méthode de pèche ancestrale ! Verrons nous encore ces bateaux dans une vingtaine d'années… rien n'est moins sûr.